Ce qui sépare une photo d’une image, c’est le punctum !
Ou autrement posé, « qu’est une photo ? » Question cruciale n’est-ce pas ? Rassurez-vous, je n’ai pas de réponse définitive, juste quelques intuitions qui m’arrivent de temps à autre. Et puis quelques réflexions aussi, étayées par des lectures et même par un stage (sémiologie, cette année, avec Jean Arrouye). Pour ce qui est d’un livre de référence, celui de Roland Barthes (La Chambre Claire, Note sur la Photographie – Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 1994) est sans doute le plus célèbre.
Même si Barthes ne faisait pas de photos, à travers son œuvre, il a beaucoup questionné l’histoire, la mode, la littérature, la publicité, la photographie, la peinture, le théâtre, pour en mettre à nu les structures et les sens. C’est aussi ce qu’il a fait dans son livre même s’il est possible d’y voir plutôt un questionnement du temps : la photo c’est « ce qui a été »… « En regardant une photo, j’inclus fatalement dans mon regard la pensée de cet instant, si bref fût-il, où une chose réelle s’est trouvée immobile devant l’œil ».
Pendant ses pérégrinations temporelles, Barthes fait, comme en passant, trois remarques qui définissent impérativement une photographie :
La première est qu’elle doit établir l’existence de quelque chose. Il y a mise en évidence d’une singularité. C’est le fait de la photographie documentaire ou de reportage. Quand Bruce Davidson photographie les taudis de New York, ces taudis viennent à l’existence de manière tangible, car quelque part la photo c’est le réel, n’est-ce pas ? C’est le côté objectif de la photo et c’est en même temps le problème des photographes depuis que la technique existe, car il est facile, et malheureusement d’usage, de penser que l’image obtenue mécaniquement par la lumière est le reflet du réel observé frontalement. Bien entendu, la photographie est adossée au réel, mais elle dispose de moyens techniques pour aller au-delà de la reproduction mécanique en jouant des objectifs, des points de vue ou de tirages personnalisés. Elle peut donner à voir de manière totalement inattendue.
Ce niveau est informatif, et c’est celui de la communication. Il donne à connaître la chose.
Le deuxième impératif est de commenter le spectacle du monde. Comme le font les ironies de Cartier Bresson ou de René Maltète. À ce niveau, l’existence des choses est transfigurée. C’est le côté subjectif de la photo.
Ce niveau est symbolique et, dans son ensemble, c’est celui de la signification. Il est intentionnel — c’est ce qu’a voulu dire l’auteur — et il est prélevé dans une sorte de lexique général, commun, des symboles. Il donne à connaître le photographe (si, si).
Barthes propose d’appeler ces deux premiers niveaux, le sens obvie (mais on peut oublier le mot).
Le troisième impératif (catégorique) est de faire éprouver au regard des tiers. Il est aussi, bien sûr, intentionnel. Regardons les images de Salgado : elles ne peuvent qu’émouvoir la conscience.
C’est ici le niveau de l’affect, celui de la signifiance : ce que Barthes appelle le sens obtus (mot à oublier aussi, si nécessaire). Il donne à partager.
À côté de ces trois niveaux, Barthes distingue dans toute approche de l’image photographique deux moments qu’il appelle, en latin, le studium et le punctum. (Les citer n’est pas pédanterie, on les retrouve aussi dans Chasseur d’Images sous la seule plume de Ronan Loaëc, il est vrai, un gars bien de chez nous). Le studium suscite un intérêt vague d’ordre culturel qui permet d’en savoir plus sur le photographe et sur ses visées, en quelque sorte la nuance du « I like », l’intérêt poli, vague, lisse, irresponsable. Le punctum, écrit Barthes, dérange le studium, car c’est une « blessure », une « piqûre », « une marque faite par un instrument pointu » dont le nom latin garde toute l’intensité. « Le punctum d’une photo c’est ce hasard en elle qui me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) ». C’est un détail « qui m’attire ou me blesse » et qui emporte toute la lecture de l’œuvre car il a un grand pouvoir d’expansion. En quelque sorte, cette fois, la nuance du « I love ». Ce punctum, capital chez Barthes, marquera profondément la critique artistique contemporaine.
Le punctum est toujours subjectif. C’est de là que l’œuvre regarde le spectateur.
Pour résumer tout ceci, et pour citer Jean Arrouye : « L’image n’a de sens que celui qu’on lui donne ».
Daniel Collobert (MOIT n°119 – Octobre 2007)