De la beauté …

« De la beauté, semblait dire le monde, et, comme pour le prouver (scientifiquement), de tous les objets qu’il regardait, maisons, balustrades, antilopes tendant le cou au-dessus des grilles, la beauté jaillissait à l’instant. Regarder une feuille qui tremblait dans le souffle de l’air était une joie exquise. Haut dans le ciel, les hirondelles plongeaient, s’écartaient, se jetaient à droite, à gauche, tournaient en rond, en rond, toujours avec un ordre parfait comme si elles étaient attachées avec un élastique, et les mouches montaient et descendaient et le soleil touchait tantôt une feuille, tantôt une autre, éclaboussant d’or clair, par bonne humeur, pour s’amuser, et de temps en temps un carillon, peut-être une trompe d’automobile tintait divinement contre les brins d’herbe, tout cela, si calme et raisonnable composait des choses ordinaires. C’était la vérité ; la beauté, c’était à présent la vérité, la beauté était partout. »

– Mais que t’arrive-t-il, la froidure modifie-t-elle ta raison ? Tu avais prévu d’écrire un édito et voilà que tu nous fais lire un texte de littérature ! Où veux-tu en venir ?
– Et bien, en écoutant cet extrait du livre « Mrs Dalloway » de Virginia Woolf [1925], plein d’images me sont apparues ; le Regent’s Park au centre de Londres et son zoo sans les antilopes, disparues… mais j’ai surtout été touché par le pouvoir des mots évoquant des objets, des mouvements, des lumières, des sons, des sentiments…
– Mais quel rapport avec la photo ?
– Justement, j’aurais aimé partager ce moment et l’immortaliser en prenant une photo. Plan large au 21 mm, sous un arbre, en contre-plongée, un premier plan sur les feuilles inondées de soleil, le ciel et les hirondelles qui tournent en rond et en arrière-plan, repoussées au loin par la focale, les maisons de Londres autour du parc.
– Tu n’as pas tout mis, relis …
– Normal, j’ai cadré !
– Et alors, cette photo, tu penses que si tu la montres à quelqu’un, il revivra « la joie exquise » que tu as ressentie ?
– Peut-être ! ou alors je peux mettre un titre ?
– Donc, tu admets que ta photo, seule, est incapable d’être la « beauté » dont parle l’auteur. Tu penses qu’il faut aider le spectateur à voir ce que tu ne lui montres pas en rajoutant un titre !!! Ton titre, il devrait alors être aussi long que le texte. Imagine que tu exposes dans une galerie, il y aura plus à lire qu’à voir ? Super !!!
– Non, ce n’est pas ce que je veux faire, l’émotion que j’ai ressentie au moment de la prise de vue, je resterai toujours le seul à l’avoir enregistrée dans ma mémoire, mais je te rappelle que j’ai cadré ma photo au moment de la prendre, je n’ai pas fait un panoramique à 360° pour montrer tout ce que je voyais, j’ai « choisi » un cadrage, j’ai déclenché au moment où les hirondelles rentraient dans le cadre, j’ai attendu que la lumière ne soit pas en face de mon capteur pour ne pas brûler l’image…, j’ai ….
– Ça va, tu es un bon photographe, mais c’est quoi ton titre alors ?
– Regent’s Park, 2017
– Le lieu, l’année … c’est facile, mais tu n’as pas répondu à ma question, ton titre ne me donne aucune précision sur ce que tu souhaites transmettre par ta photo.
– Et si je mets « beauté III », imagine que j’ai fait une série « beauté I, beauté II » …
– Ah ! et bien là, tu admets que ta photo seule n’a pas été capable de suggérer ce qualificatif  !!
– Tu m’énerves, je vais l’appeler « Sans titre III », tu es content ?
– Pendant que tu y es tu peux bien ne pas lui donner de titre, regarde l’exposition de l’Imagerie en ce moment – Being Beauteous – non seulement aucune des photos exposées n’a de titre, mais en plus, tu ne sais même pas qui a fait la photo ! Sur chaque mur, les quatre photographies ne mentionnent pas leurs auteurs. Si tu regardes attentivement tu peux reconnaître le style de l’un d’entre eux, mais, tu peux te tromper. C’est une scénographie un peu inhabituelle, les photos ne fonctionnent pas comme entité attachée à un auteur mais par la variété des présentations, les photos des quatre auteurs dialoguent entre elles. Allez voir, vous me direz votre avis.
– OUI, tu as raison, je peux ne rien écrire du tout, cela signifie que je respecte le spectateur, je ne lui impose pas ma vision, mon image lui parlera avec sa propre interprétation, ses références culturelles.
– Donc, si je te suis, pour notre salon de fin d’année, nous avons gagné les deux pages imprimées du catalogue avec la liste des auteurs et les titres de leurs photos, il suffira de placer les numéros sur les photos et les 1750 visiteurs – ou plus cette année – choisiront leur tiercé, certains ne pourront plus voter pour leur copain, les autres découvriront le nom des auteurs du tiercé gagnant en lisant la presse …
– C’est un peu extrême comme position, notre égo de photographe amateur en train de devenir auteur par la grâce de cette exposition dans les murs prestigieux de l’Imagerie va en prendre un coup !!!
– Donc le sujet est clos mais, quand même, certains disent que le deuxième auteur de la photographie c’est le spectateur, n’est-ce pas un peu exagéré ? et les droits d’auteur, ils doivent être versés à qui ? Pour nos visiteurs du salon, il faut leur rembourser l’euro du tiercé, c’est vraiment pas cher payé, en plus c’est trois photos qu’ils choisissent !!!
– Tu n’es pas sérieux, tu tournes tout ce que je dis en dérision…
– Non.
– Si.
– Non, je réfléchis, tu ne peux pas faire comme si tu ne photographiais que pour toi, tu les montres, tes photos ; que ce soit, sur Instagram, Flickr, aux réunions tirages papier du club, au salon de fin d’année. A chaque fois, tu t’adresses à une « cible » comme on dit en communication et tu dois te conformer aux usages des médias que tu choisis. Si tu veux que tes photos disparaissent au milieu des centaines de millions de photos d’Instagram, tu peux, ne pas les nommer, ne pas choisir de mots-clés ….
– Enfin, je ne respecte pas mon spectateur si je lui donne une liste de mots-clés comme titre, c’est du genre, regardez les hirondelles, les arbres, les feuilles … et pourquoi pas rajouter soleil – ciel – bleu –maisons, n’importe quoi !!
– Non, tu peux ajouter un titre qui peut même être incorporé à ton image, les mots-clés c’est pour le référencement Google. Comme titre, tu verras apparaître « mélancolie » enfin… non, les jeunes qui utilisent ces médias ne savent pas ce que c’est, plutôt « tout seul » ou, par exemple, « mort de rire » ….
– Oui et en plus pour faire croire qu’ils sont de vrais photographes, des auteurs, ils rajoutent « NO FILTER » ce qui prouve qu’ils sont capables de faire des images « fantastiques » sans utiliser la panoplie de filtres prêts à l’emploi de certaines applications.
– Bon d’accord, mais nous, nous parlons de photos imprimées, et tu remarqueras que lors des réunions tirages papier organisées par Jean Yves Le Pennec, personne ne rajoute un titre à ses photos, cela ne nous empêche pas de les commenter, même chose pour les images projetées du 2e mardi.
– Donc, nous aimons les images sans titre, nous laissons toute liberté au spectateur de construire son interprétation, d’évoquer des sentiments, des ambiances, des sons, des idées, des lumières, des sensations ….. en regardant nos photos ……

Et vous, vous auriez ajouté « Beauté » comme titre ?

Jacques Courivaud

De la beauté … Extrait de Mme Dalloway de Virginia Woolf [1]

Démarrer l’écoute à 25’43, version originale en anglais lue par Max Richter suivie de la traduction en français lue par Augustin Trapenard.

Texte original en anglais [2]
“Beauty, the world seemed to say. And as if to prove it (scientifically) wherever he looked at the houses, at the railings, at the antelopes stretching over the palings, beauty sprang instantly. To watch a leaf quivering in the rush of air was an exquisite joy. Up in the sky swallows swooping, swerving, flinging themselves in and out, round and round, yet always with perfect control as if elastics held them; and the flies rising and falling; and the sun spotting now this leaf, now that, in mockery, dazzling it with soft gold in pure good temper; and now and again some chime (it might be a motor horn) tinkling divinely on the grass stalks — all of this, calm and reasonable as it was, made out of ordinary things as it was, was the truth now; beauty, that was the truth now. Beauty was everywhere.”