J’aime, j’aime pas

L’appréciation esthétique d’une œuvre, quelle qu’elle soit, photographique, plastique, acoustique, est une affaire de goût, dit-on. Mais des goûts et des couleurs, on en discute beaucoup. Et si cela commence souvent par « j’aime » (ou « je n’aime pas »), on en arrive rapidement à développer le sentiment, pour le justifier, selon tout un ensemble de critères. Au risque de se faire censurer par un modérateur ganache.

Il y a dans les objets certaines qualités qui suscitent des réactions esthétiques. L’homme est un animal qui, dans la gamme de ses comportements, a, en certaines circonstances, des conduites qui sont appelées communément esthétiques et que l’on retrouvera, d’ailleurs, chez nos cousins non humains et chez des oiseaux bien de chez nous.

Je reviens d’un voyage d’étude sur la planète Mars, où j’ai pu approcher monsieur Ronchoit, cet auguste personnage qui a là-bas le grade de critique d’art interplanétaire de septième échelon, alors qu’il discutait âprement de théorie formelle de l’esthétisme avec messieurs Bennet et Kolmogoroff. J’ai retenu de ces débats que la théorie mathématique du beau est en marche, je vous en dirai quelques mots un autre jour.

Le sujet de ce voyage n’a aucune importance ici, mais je voudrais relater l’expérience troublante que j’ai vécue lorsque, dans un musée réputé, je fus mis en présence de mon premier Glux et que l’on me demanda : « comment tu trouves ? ». Il ne me fallut que quelques instants pour plonger au plus profond de moi-même et en revenir avec un avis sincère : « j’aime ». « Mais encore ? » me demanda alors mon ami martien. Je dois avouer que je restai sec, mais je décidai in-petto de maîtriser le sujet.

Il faut vous dire qu’un Glux se présente généralement sous une forme ovoïde, plate ou rondouillarde, ce peut être grand, très grand, ou suffisamment petit pour être porté en médaillon. Normalement il y a des couleurs, une norme que les artistes très contemporains essayent de contourner. C’est muni d’appendices plus ou moins longs, éventuellement flexibles mais ce n’est pas obligatoire.

Le Glux existe depuis la nuit des temps et l’on en retrouve dans des grottes d’avant l’histoire, datant de plusieurs dizaines de milliers d’années, preuve s’il en fallait de l’universalité du sujet. Les exégètes de l’art du Glux soulignent d’ailleurs les traits remarquablement modernes de leur facture.

Or donc, vexé d’être resté sec devant cette merveille, j’entrepris de travailler un peu. Très vite je me suis rendu compte que le fait d’augmenter mon vocabulaire me permettait en retour de saisir quelques subtilités que l’artiste avait mises dans son œuvre. Filament, barbille, fibre, vrille, mèche, cirre, appendice, antenne, filet, corde, poil, soie devinrent des mots que je pouvais accoler pour donner plus de force à mes propos avec long, court, flexible, sensible, vibrant, aimable, délicat, nerveux, fragile, charnel, gracieux, distingué, raffiné et même exquis en complément d’attribut. Muni du vocabulaire adéquat, peinturluré d’un peu d’histoire de l’art Gluxien à travers les âges, je pouvais maintenant tenir conversation dans les vernissages tout en déambulant un verre à la main : « j’aime parce que l’on sent que les cirres vibrent de façon exquise mais un peu charnelle ». Cela pose son humain.

J’eus cependant beaucoup de difficultés, voire même un revers, avec cet artiste qui exposa des Glux tout plats et tout blancs. Mais il disposait d’un vocabulaire plus riche que le mien et dans lequel il y avait des mots que je ne comprenais pas, comme « l’art qui interroge » ou « le concept prime la réalisation » ou encore « c’est processuellement discursif ». Un jour, je rencontrai la célébrité qui présentait des Glux bleus et ce fut un naufrage. J’eus beaucoup de peine à comprendre ce que je voyais, pourtant les experts certifiaient que la démarche était tout à fait géniale, puissante et intemporelle, la preuve en est que même le type de bleu (International Bleu Gluxklein) était breveté. Je compris que je n’étais pas encore à la hauteur même si je restais intimement convaincu que cet art là était, à tout le moins, saugrenu.

Mais très rapidement cette situation me sembla un peu vaine, aussi je trouvai un maître Glux qui m’enseigna son art. L’art s’apprend à tous les sens du terme : on apprend à en produire, on apprend à le goûter. Ce fut un vrai travail, ce fut long, ce fut fatigant, ce fut une révélation : l’art existait vraiment. Je découvris qu’il y a intrication du jugement esthétique et des expériences de sa propre vie.

Mon expérience du Glux m’apporta la preuve que David Hume avait raison « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente ». Autrement dit, le Beau pour le hibou, c’est la chouette.